Mali : comment la transition a déraillé

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Mali : comment la transition a déraillé

ANALYSE. En verrouillant la transition et en gelant toute perspective électorale, les militaires au pouvoir n’auraient-il pas ravivé les braises des contestations de 2020 ?

Par Viviane Forson

Depuis les coups d’État de 2020 et 2021, le colonel Assimi Goïta et la junte malienne verrouillent le pouvoir. Cinq ans plus tard, l’horizon démocratique semble plus que jamais refermé. © Baba Ahmed/AP/SIPA

Depuis les coups d’État de 2020 et 2021, le Mali vit sous tutelle militaire. Cinq ans plus tard, l’horizon démocratique s’est refermé. En effet, les « consultations nationales » organisées fin avril préconisent désormais d’investir le colonel Assimi Goïta du titre de président de la République, pour un mandat de cinq ans renouvelable. Le tout, sans élection. « Le pouvoir en place se rend compte de l’usure qui l’affecte déjà. Les mobilisations efficaces en 2021, 2022 et 2023 ne fonctionnent plus », analyse Oumar Berté, avocat et politologue malien. « Ils ont tenté de réactiver des mobilisations populaires comme on a pu le voir récemment au Burkina Faso, notamment après l’incident avec l’Algérie mais cela n’a pas pris. La dynamique a changé. »

Une démocratie sous contrôle

Pour prolonger leur règne, les autorités brandissent l’argument sécuritaire : pacifier le Centre et le Nord, toujours en proie aux coups de boutoir des groupes armés, justifierait le gel du calendrier politique. Mais derrière la rhétorique sécuritaire, c’est un projet de confiscation du pouvoir qui s’esquisse. « Ils savent qu’il leur faudra tôt ou tard organiser des élections pour restaurer une façade de légitimité. Mais dans les conditions actuelles, ils n’ont aucune chance face aux partis traditionnels – à moins de truquer les règles du jeu », relève Berté.

Ce verrouillage du jeu électoral ne passe pas seulement par l’éviction des partis historiques. Il s’accompagne aussi d’une recomposition en profondeur du paysage politique, entièrement façonnée par le pouvoir militaire. Depuis l’arrivée des putschistes, le paysage politique malien s’est atomisé : plus de 300 partis sont officiellement recensés, dont une centaine a vu le jour ces dernières années. Une effervescence trompeuse, orchestrée depuis les arcanes du pouvoir. Car derrière cette floraison soudaine, une logique de verrouillage se dessine. Alors que les formations historiques sont promises à la dissolution pour leur supposée compromission avec l’ancien régime, la création de nouveaux partis obéit à des critères aussi drastiques que dissuasifs : une caution de 100 millions de francs CFA, une implantation nationale couvrant au moins deux tiers du territoire, et l’interdiction formelle d’impliquer toute figure religieuse ou coutumière.

Parmi ces nouvelles formations, le Parti Malien du Travail et de la Refondation (PMTR) s’est imposé, bénéficiant de moyens financiers considérables malgré son absence sur les scènes électorales passées. « Certains de ces partis n’ont jamais participé à une seule élection, ni perçu des subventions publiques, et disposent pourtant de trésoreries impressionnantes », révèle le politologue. « Beaucoup sont pilotés par des proches du pouvoir, d’anciens conseillers ou alliés recyclés. Tout cela jette une ombre sur la sincérité de l’opération. »

Mais ce jeu de construction institutionnelle se heurte à un obstacle de taille : la Constitution de 2023, pourtant rédigée sous la houlette même du pouvoir militaire, consacre le multipartisme intégral. « Réduire le nombre de partis nécessiterait soit une révision constitutionnelle décrypte le juriste, ce qui est rendue impossible par ses propres dispositions. Soit une abrogation pure et simple de la Constitution, complète t-il, avant de poursuivre : « Même si une loi était adoptée de force, la Cour constitutionnelle serait saisie prévient cet avocat du Bareau de Paris, fin connaisseur de la vie politique malienne. Or, cette Cour, nommée par les autorités de transition, n’a jamais fait preuve d’indépendance. »

Dans les faits, la transition malienne détient tous les pouvoirs. La justice constitutionnelle, censée incarner un contre-pouvoir, s’est transformée en chambre d’enregistrement. Et les institutions intermédiaires, syndicats, société civile, chefs religieux, sont soit marginalisés, soit cooptés.

Une répression persistante, une opposition sous surveillance

Le verrouillage du champ politique s’accompagne d’un climat de plus en plus répressif. « Certains dirigeants de partis se retrouvent en exil, d’autres sous surveillance. La peur devient l’outil principal de contrôle », souligne Berté. Une réalité qui se traduit par un exode sans précédent : « Jamais autant de Maliens – qu’ils soient politiques, journalistes ou militants – n’ont été forcés à l’exil, que ce soit en Afrique, dans la sous-région ou en Europe, notamment en France. » La justice, quant à elle, est de plus en plus instrumentalisée. « Les citoyens n’osent plus se mobiliser dans la rue, par crainte de répression », indique l’avocat également chercheur associé à l’Université de Rouen en politique et droit public. L’absence de manifestations devient dès lors un levier pour délégitimer l’opposition. « L’échec d’une mobilisation peut être perçu comme un désaveu, un blanc-seing pour le pouvoir militaire », alerte t-il.

Dans cette atmosphère de tension permanente, le débat démocratique se fait rare. « Je n’ai jamais vu la société malienne aussi fracturée », regrette Berté. « Aujourd’hui, si vous critiquez, vous êtes immédiatement accusé d’être un anti-patriote, voire un traître. Le débat politique a disparu. Le débat social n’existe plus. La ligne de fracture est désormais nette : pour ou contre la nation. »

L’héritage de 1991 en question

Ce verrouillage progressif réveille un souvenir fondateur : celui de la révolution de mars 1991, lorsque des milliers de jeunes Maliens étaient descendus dans les rues de Bamako pour mettre fin au régime autoritaire de Moussa Traoré. C’est cette mémoire démocratique que convoquent aujourd’hui les partis politiques. Réunis au sein d’une coalition inédite – l’Initiative des partis politiques pour la charte (Ipac) – une centaine de formations, dont les principales forces du pays, ont entamé une contre-offensive. Plusieurs leaders évoquent la possibilité d’appeler à des manifestations – un acte inédit depuis le coup d’État, mais aussi potentiellement interdit. Preuve du climat de crispation : le meeting qu’ils avaient prévu à Bamako, le 28 avril, à la veille de l’ouverture des concertations des « forces vives », a été annulé par les autorités.

En réaction, les dirigeants d’une centaine de partis politiques, dont les principales forces du pays, se sont réunis jeudi 1er mai à Bamako. Objectif : élaborer une stratégie commune. Ils ont prévu de rendre publique, samedi 3 mai, une déclaration collective lors d’un rassemblement au Palais de la culture, à 14 heures. Une plainte contre l’État est en préparation. Une équipe d’avocats est en cours de constitution pour porter l’affaire devant la justice malienne.

Un paradoxe : la dissolution crée le sursaut

Le paradoxe de la dissolution des partis est qu’elle pourrait finalement déclencher le sursaut que la transition craignait. « Pour la première fois depuis le début de la transition, toutes les forces politiques se retrouvent unies – opposants, anciens alliés du pouvoir, critiques en tout genre », constate Berté. À une exception près : l’URD, le parti de l’ex-chef de file de l’opposition Soumaïla Cissé, désormais dirigé par un proche de la junte, s’est désolidarisé de l’initiative des partis.

Mais si cette opposition parvient à se regrouper, elle reste cependant sans figure capable d’incarner une alternative crédible. « Même l’imam Dicko ne peut plus jouer ce rôle. Il est affaibli. Le seul qui pourrait encore mobiliser, c’est le prédicateur Haïdara, mais il refuse d’entrer en politique », croit savoir Oumar Berthé. Quant à l’armée, loin d’être un bloc monolithique, elle se fragmente aussi. « Plusieurs officiers ont disparu ou ont été emprisonnés pour avoir exprimé leur désaccord. Un coup de force intérieur n’est pas exclu. Si demain un militaire se lève avec un discours fort contre les taxes ou les coupures d’électricité, il pourrait rallier les foules », met en garde l’avocat.

Crise morale et économique

La situation économique, elle, est tout aussi critique. La crise énergétique a plongé de nombreux Maliens dans le chômage, notamment ceux de l’informel et des secteurs dépendants de l’électricité. Le retrait forcé de nombreuses entreprises n’a fait qu’aggraver ce marasme. « Elles laissent des centaines de travailleurs sur le carreau », déplore Berté. Dans ce contexte, les inégalités se creusent. « Ceux proches du pouvoir ne manquent de rien. On est bien plus dans l’accaparement qu’on ne l’était sous IBK. »

À cette crise intérieure s’ajoute un isolement régional croissant. Longtemps modèle pour ses voisins burkinabè et nigérien, le Mali semble désormais suivre leur exemple dans une logique de mimétisme politique. Après les putschs de 2022 et 2023, Ouagadougou et Niamey ont repris à leur compte la matrice malienne : rupture diplomatique, propagande souverainiste, rejet des élites civiles. Mais la dynamique s’est inversée. « Pendant longtemps, c’était Assimi Goïta qui leur montrait la voie, il était leur principal conseiller pour conserver le pouvoir », explique Oumar Berté. « Aujourd’hui, ce sont eux qui donnent le tempo, et c’est Bamako qui les suit. »

Dans les deux capitales sahéliennes, les juntes ont déjà acté le maintien de leurs chefs de transition pour cinq ans, sans élections. L’idée d’investir Assimi Goïta dans un rôle de président « plein exercice » au Mali s’inscrit dans cette logique mimétique. Tous trois, membres de l’Alliance des États du Sahel (AES), veulent transformer leur entente sécuritaire en un projet stratégique, économique – et politique.

Mais la société malienne n’est plus dans la même phase émotionnelle qu’en 2020. « Si Assimi avait tenté de dissoudre les partis juste après le putsch, tout le monde aurait applaudi. On était en pleine euphorie post-putsch. Ce n’est plus le cas », avertit Berté. « Au Burkina, ils ont suspendu les partis par une simple ordonnance, et personne n’a bronché. Mais au Mali, l’usure du pouvoir se fait sentir. Gouverner par l’émotion n’est plus possible. »

Sur le plan extérieur, le Mali se retrouve de plus en plus isolé. « Il ne lui reste que la Russie. Les relations sont tendues avec tous ses voisins, sauf le Togo et le Ghana – et encore, c’est pour des raisons économiques, notamment l’accès aux ports. » Même la CEDEAO n’est plus une priorité : « On ne parle que d’intérêts stratégiques à court terme. »

Une transition vidée de son sens

Au fond, ce que traverse le Mali, c’est l’échec d’une transition confisquée. « Ce qui arrive aujourd’hui au pays, c’est l’échec d’un système politique. Et les responsables de ce naufrage, ce sont les acteurs politiques eux-mêmes », fustige Oumar Berté. « Ils ont sciemment contribué à faire revenir les militaires au pouvoir. Et une fois dans le système, ils ont vidé la transition de ses acquis. » Le discours antipolitique a été martelé à l’envi : « À force de répéter la même rhétorique dans les médias, les gens ont fini par croire que c’était vrai. »

Cinq années de discours martelés contre les partis, les élites et la classe politique ont fini par porter leurs fruits : l’opposition civile est aujourd’hui marginalisée, délégitimée, privée de tout levier. « Depuis l’indépendance, les militaires ont été au pouvoir plus longtemps que les civils. Et pourtant, ce sont les civils qui paient aujourd’hui l’addition », constate, amer, Oumar Berté. À force d’accuser les autres de tous les maux, les colonels ont réussi à se hisser au rang de sauveurs, sans avoir à rendre de comptes. « La recette était simple et efficace : jouer la carte de l’anti-impérialisme, du rejet de la France et du colonialisme. Ça marche à tous les coups. »

Viviane Forson

Mali : une transition militaire qui s’éternise et verrouille le jeu politique

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