
Congo
Françoise Joly dans le collimateur de la justice française pour “blanchiment”
Clément Fayol
Journaliste
Nicolas GASTINEAU
Journaliste
Entre 2021 et 2023, la conseillère du président congolais Denis Sassou-Nguesso a organisé l’achat d’un jet privé auprès de l’avionneur Dassault, via une myriade de sociétés écrans. Elle est désormais sous la menace d’une mise en examen dans une instruction qui vise le constructeur français.
Publié le 23/05/2025 à 4h40 GMT
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Françoise Joly, conseillère du président congolais, Denis Sassou-Nguesso, à Moscou, en mars 2021. © EPA/MaxPPP
Il est six heures du matin ce 12 avril 2023. Françoise Joly ouvre la porte blindée de son appartement du 16e arrondissement de Paris à la police française, venue pour une perquisition. La surprise est totale pour la représentante personnelle de Denis Sassou-Nguesso. Chargée des affaires internationales, la quadragénaire possède le rang de ministre au Congo, mais réside en France, dont elle a la nationalité.
Les fonctionnaires investissent l’appartement cossu, moulures au plafond et intérieur en marbre. Soixante-dix mille euros en petites coupures sont découverts sur une table basse ainsi qu’un ordre de mission aux armes de la République du Congo, signé de la main du président lui-même. En moins de trois heures, les 200 m2 sont quadrillés, un de ses téléphones est saisi. Dans une armoire, les enquêteurs mettent la main sur des documents qui concernent l’achat d’un Falcon 8X au constructeur français Dassault. La conseillère est conduite en cellule de garde à vue, d’où elle ressort pour un interrogatoire de deux heures.
La perquisition, restée secrète à Brazzaville, est le résultat d’une enquête pour blanchiment en bande organisée commencée deux ans plus tôt, et menée par la Brigade de recherches et d’investigations financières française (Brif). Convoquée fin novembre 2024, au tribunal judicaire de Paris en vue d’une mise en examen, Françoise Joly ne s’est pas présentée au juge d’instruction. En visite officielle en France depuis le 22 mai, Denis Sassou-Nguesso doit rencontrer ce vendredi 23 mai le président du Sénat, Gérard Larcher, ainsi que son homologue Emmanuel Macron à l’Élysée. Françoise Joly, qui s’est chargée du protocole, fait partie de la délégation congolaise.
L’instruction en cours pourrait être un grief de plus entre Brazzaville et Paris, dont les relations diplomatiques sont déjà dégradées par l’enquête dite des “biens mal acquis”, lancée en 2007 et qui a conduit à la mise en examen de plusieurs figures du clan Sassou-Nguesso (AI du 07/03/25).
Base arrière à Dubaï
Tout a commencé en octobre 2021, quand un agent immobilier d’origine australienne, Damien Carew, ivre, est renversé par une voiture, dans le 12e arrondissement de Paris. Dans ses mains, un sac en plastique contenant 194 000 euros en petites coupures. Intrigués, les policiers ouvrent une enquête et comprennent rapidement que l’Australien n’est qu’un “collecteur”, un coursier lié à un citoyen franco-russe dénommé Julio Martin. À partir des deux hommes se dessine une base arrière installée à Dubaï, par laquelle transite une myriade d’opérations, depuis la création en chaîne de sociétés offshore jusqu’au trading de ressources naturelles. À sa tête, le courtier immobilier d’origine irlandaise Michael Burke.
Ce dernier n’est pas vraiment un inconnu à Brazzaville. Comme l’avait révélé Africa Intelligence, une de ses sociétés enregistrée en 2019 à Dubaï, Masono Oil Trading, avait acheté en septembre 2021 un premier cargo de brut à la Société nationale des pétroles du Congo (SNPC), pour un tarif avantageux, dans le but de le revendre avec une marge confortable à des traders traditionnels. L’obtention de ce contrat de plusieurs millions de dollars avait été facilitée par Françoise Joly, très connectée à Dubaï.
Un marché qui avait à l’époque surpris. Au Congo, les contrats pétroliers sont le domaine réservé de quelques-uns, tous mbochis : le ministre du pétrole Bruno Jean-Richard Itoua, le patron de la SNPC, Raoul Ominga, et surtout le conseiller spécial du président, Denis Gokana. Comment la représentante du président congolais est-elle parvenue à s’imposer dans ce domaine stratégique ? La réponse se trouve dans un très secret projet d’achat de jet privé…
“Coquille vide aux Seychelles”
À partir de septembre 2021, le duo formé par Michael Burke et son bras droit Julio Martin travaille à l’acquisition d’un Falcon 8X de Dassault. Le premier signe le contrat d’achat le 17 février 2022, pour un montant de 60,35 millions de dollars. S’il en est le bénéficiaire sur le papier, un mystérieux commanditaire donne ses ordres en coulisses. Durant les négociations avec Dassault, Julio Martin, lui, prend soin de ne jamais nommer le propriétaire final. Ignorant avoir été mis sur écoute policière, l’assistant de Michael Burke fait preuve d’imprudence. “Entre vous et moi, ce n’est pas lui l’UBO [Ultimate Beneficial Owner] de l’avion. C’est un client X qui va acheter un avion, mais ne veut pas apparaître en termes d’UBO. Donc on a monté une société pour lui, une coquille vide aux Seychelles dont Michael Burke est le dirigeant”, lâche-t-il lors d’un appel avec un commercial de Dassault.
Plus tard seulement, les enquêteurs découvrent que ce “client X” n’est autre que Françoise Joly… Afin de garantir à son donneur d’ordre la discrétion qui s’impose, Michael Burke a prévu des paiements échelonnés et réglés via six sociétés distinctes enregistrées notamment aux Seychelles et aux Émirats arabes unis, dont la principale ne possède pas même de compte bancaire. Mais cela ne décourage pas le service juridique de l’avionneur, qui a donné son aval. Les enquêteurs s’étonnent, dans un rapport de novembre 2022, des paiements “extrêmement épars et fragmentés de sociétés” sans liens clairs avec l’acquéreur, ainsi que des vérifications insuffisantes effectuées par Dassault. “Ces éléments sont constitutifs de l’infraction de blanchiment”, concluent-ils à l’encontre de l’avionneur.
Une partie du paiement, 3 millions de dollars, a été effectuée via Masono, rebaptisé en 2022 Soomaa Oil And Gas Trading. Durant son audition en avril 2023, Françoise Joly a avancé une ligne de défense consistant à tenir le président congolais loin de ces affaires. Elle a fermement nié avoir favorisé cette société dans l’acquisition du cargo de brut, et présenté Julio Martin comme son gestionnaire personnel. Quant au Falcon 8X, elle a dû reconnaître qu’il intéressait Denis Sassou-Nguesso, mais seulement à titre prospectif pour une future location. L’avion, lui, n’a jamais quitté son usine de Little Rock, aux États-Unis.
Dassault prend sa part
La direction de l’avionneur, mise sous pression par l’avancée de l’enquête, a vite été contrainte de coopérer et a tenu la justice au courant de tous les paiements. Durant des mois, les enquêteurs ont suivi les efforts de Michael Burke et Julio Martin pour honorer les échéances. Un mois après la signature du contrat d’achat du Falcon 8X avec Dassault Aviation, Julio Martin réceptionne à l’aéroport de Dubaï un trésor importé d’Angola : douze lingots d’or, d’une valeur supérieure à 600 000 dollars américains. L’entreprise à laquelle est destiné le pactole est établie à la même adresse que l’une des sociétés dirigées par Michael Burke, et mobilisée pour payer le Falcon 8X.
Le 8 décembre 2022, le juge d’instruction ordonne la saisie des sommes versées par les sociétés de Michael Burke, soit 16,5 millions de dollars. Le lendemain, Dassault Aviation annonce aux enquêteurs la résiliation du contrat. Cependant, seuls 7 millions de dollars sont saisis par la justice. Les 9 millions restants sont dus, au titre d’une clause qui se révèle alors cruciale : toute résiliation du contrat entraîne la retenue par Dassault Aviation de 15 % du coût total du jet d’affaires. Le 27 mars 2023, les bureaux de l’avionneur à Saint-Cloud, à l’ouest de Paris, sont perquisitionnés et les mails internes de la direction juridique, saisis. Contactée, la société n’a pas donné suite.
L’histoire révèle en creux les écheveaux toujours plus complexes mis en place par la famille présidentielle congolaise, ciblée par la justice française dans le dossier dit des “biens mal acquis”, afin de rester sous les radars. D’autant que Brazzaville est depuis plusieurs années poursuivi par l’un de ses créanciers, le Libanais Moshen Hojeij. Fort d’un arbitrage de 1,5 milliard de dollars délivré en 2013 par la Chambre de commerce internationale de Paris, l’homme d’affaires a pris l’habitude de saisir des biens et investissements du Congo à l’étranger (AI du 20/03/25). Dont, en juin 2020, le Falcon 7X du président congolais, que celui-ci n’a jamais récupéré (AI du 20/03/24).
La présidence coupe les ponts
Depuis sa mésaventure, Françoise Joly, elle, se tient loin de la justice française. En mai 2023, l’avocat William Bourdon − qui avait pourtant été l’un des instigateurs de la procédure des “biens mal acquis” face à Denis Sassou-Nguesso − a tenté d’obtenir la restitution du téléphone professionnel de Françoise Joly, arguant que celle-ci est “en charge de dossiers sensibles et fondamentaux pour l’État du Congo”. Rien n’y fait. D’après nos informations, la présidence congolaise a, de son côté, coupé les ponts avec les sociétés de Michael Burke.
En octobre 2024, le concierge Damien Carew, après un an passé en détention préventive, a été condamné à vingt-huit mois de prison pour violences conjugales et s’en est tiré avec un bracelet électronique. Lui et Julio Martin ont été mis en examen et attendent de connaître leur sort, tandis que l’instruction se poursuit. Les comptes bancaires français de Julio Martin ont été saisis et il s’est rendu à la justice.
Depuis sa base de Dubaï, l’Irlandais Michael Burke, entre-temps rattrapé par une autre affaire de blanchiment international, comme l’a révélé Irish Independent, est désormais acculé par les polices européennes. Convoqué le 6 juin 2023 en vue d’une mise en examen par le juge d’instruction parisien en charge de l’affaire, il ne s’est pas présenté à la convocation et fait l’objet d’un mandat d’arrêt international. Début 2024, le compte suisse d’une de ses sociétés a fait l’objet d’une saisie. Contactés par XXI et Africa Intelligence, aucun d’entre eux n’a souhaité faire de commentaire.
Le mystère du vignoble portugais
Durant leurs investigations, les policiers de la Brigade de recherches et d’investigations financières ont découvert que Michael Burke et ses associés s’étaient également vu confier, par Françoise Joly, la gestion d’un domaine viticole de plusieurs hectares, entourant une vieille bâtisse de style hacienda à Mafra, à trois quarts d’heure de route de Lisbonne. Julio Martin s’était notamment chargé de trouver une entreprise pour les travaux de rénovation du vignoble, appelé la “Vallée des anges”. Interrogée lors de son audition en avril 2023, Françoise Joly a affirmé en être la propriétaire, réfutant tout lien entre le président congolais et la résidence portugaise.
Article publié en partenariat avec la Revue XXI (www.revue21.fr/) une publication du groupe Indigo Publications, éditeur de Africa Intelligence.
Clément Fayol
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Nicolas GASTINEAU
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